Retour vers les fantômes

Comment retrouver une vie normale quand on a vu la mort en face ? Peut-on effacer de sa mémoire le spectre de l'horreur ? Alors que le procès des attentats du 13 novembre 2015 bat son plein depuis plusieurs semaines, des rescapés se sont confiés à Vanity Fair.
De gauche à droite  Fanny MarieFrance Sophie JeanClaude et Sarah.
De gauche à droite : Fanny, Marie-France, Sophie, Jean-Claude et Sarah.Jean-François Robert

Ce matin, en rangeant ses affaires, Sophie est tombée sur la chemise bleue qu’elle portait ce soir-là au Bataclan, et tous les souvenirs enfouis ont soudain remonté à la surface. Elle voudrait pouvoir la remettre, cette liquette, ou s’en débarrasser, « prendre une décision, quoi », mais elle n’y arrive pas. D’ailleurs, elle pose sa tasse de café, se lève, ouvre une grande armoire blanche, en retire « la chose » suspendue à un cintre, immaculée et bien repassée. « J’aimerais la porter lors du procès, dit-elle en ajustant ses lunettes en écailles. Et après, je pourrais enfin la jeter. » Le 13 novembre 2015, Sophie a réussi à sortir de la salle de concert en passant par une issue de secours. Comme des centaines de rescapés, elle tente depuis de continuer à vivre. Et ce n’est pas toujours facile.

Rencontrer les survivants du 13-Novembre, c’est pénétrer dans un univers parallèle d’angoisses nocturnes, d’idées noires, de colères rentrées et de questionnements infinis. Six ans après le drame, personne ne s’en étonnera, les miraculés des attentats qui ont ensanglanté la capitale sont encore obsédés par ce qu’ils ont vécu. À chaque instant, une image, un son, une odeur suffisent à les ramener à cette nuit d’horreur. Pour leurs amis, leurs voisins, leurs collègues, la vie a depuis longtemps repris son cours. Eux restent hantés par l’épouvante, happés par un indicible sentiment de vide. Le procès des terroristes pourrait apporter certaines réponses aux questions posées par l’enquête. Mais il ne leur dira jamais pourquoi ils ont été pris pour cibles ni pourquoi ils ont survécu. Pour tenir le coup, ils doivent apprendre à apprivoiser le doute.

La honte, un sentiment absurde

Jean-Claude les appelle « les initiés », ceux à qui il peut tout dire, évoquer le pire sans craindre de choquer. Dans le café du Marais où il m’a donné rendez-vous, ce sexagénaire au style de rocker aligne les cigarettes et les ballons de blanc, comme pour chasser les fantômes. Son histoire, il l’a déjà racontée des dizaines de fois, à ses proches, à sa famille, ou lors d’interventions dans des écoles. Il s’exprime calmement, avec pudeur, en prenant garde de ne surtout pas en faire trop. Ce fameux soir, il était dans la fosse du Bataclan quand les premières rafales ont interrompu le « Kiss The Devil » des Eagles of Death Metal. Par chance, il a réussi à se cacher et à s’enfuir au bout d’une quinzaine de minutes, « sans avoir eu peur », assure-t-il. Mais lorsqu’il s’est retrouvé dehors, son premier sentiment a été « la honte ». Honte d’avoir sauvé sa peau quand les autres se faisaient hacher par les kalachnikovs. Honte de n’être pas retourné dans la salle pour essayer de « faire quelque chose ». Honte d’avoir déserté le champ de bataille. Même s’il reste bon vivant, même s’il écume toujours les concerts de rock et savoure les instants passés avec ses deux filles, Jean-Claude continue de traîner comme un insupportable fardeau ce sen­timent absurde, mais compréhensible. « Mon psychiatre m’a suggéré d’apprendre à vivre avec », sourit-il. Incapable de tenir un rôle de manager, il a fini par lâcher son poste de directeur d’un établissement pour adultes handicapés. « Quand un copain m’appelle “mon vieux” pour rigoler, je le prends toujours comme un uppercut, se désole-t-il en posant sa main sur sa poitrine. Je ne peux m’empêcher de me dire que d’autres, plus jeunes, auraient dû survivre à ma place. »

Sophie, rescapée du du Bataclan.Jean-François Robert

La culpabilité du survivant : c’est cela, le point commun le plus flagrant de tous les miraculés que nous avons rencontrés. Pourquoi les interroge-t-on eux, alors que tant d’autres ont perdu des proches ou subi dans leur chair l’horreur du 13-Novembre ? Pourquoi eux, les chanceux et pas les autres, les vrais malheureux ? Il leur a fallu des mois, des années parfois pour accepter de se considérer comme des victimes. Pourtant, d’après une enquête menée par Santé publique France, les symptômes de stress post-­traumatique frappaient encore, en 2020, 54 % des personnes di­rec­tement menacées, exactement le même chiffre que les endeuillés.

Marie-France fait partie de ces témoins marqués à vie, qui sursautent quand l’interphone sonne ou qu’un bruit sec vient déchirer le quotidien. En 2015, cette brune coiffée à la garçonne officiait comme barmaid dans différentes boîtes de nuit branchées de la capitale. C’est en se rendant à son travail qu’elle est passée devant le bar À la bonne bière, au moment où les assaillants faisaient feu sur la terrasse et sur tous les piétons alentour. Avant de se réfugier chez un vendeur de kebabs, elle a eu le temps de voir deux hommes s’effondrer. Des jeunes. Fauchés sur le coup. Ensuite, sa vie a basculé. Dévorée par l’anxiété, elle a lâché le monde de la nuit et enchaîne désormais les contrats précaires en télé­travail, dans le secrétariat ou la communication. Elle se lève tard, peine à s’endormir quand elle n’a pas bu plusieurs verres de vin, hésite à sortir même dans son quartier et a perdu de vue de nombreux amis. « Je pense sans cesse à ces hommes tombés sous mes yeux, témoigne-t-elle, les yeux perlés de larmes devant son verre de Coca. J’imagine leur quotidien, je me dis qu’ils méritaient de vivre. Quand je vois que je stagne, que je n’arrive pas à profiter de la vie, je pense parfois que c’est peut-être moi qui aurais dû mourir... » Lors d’un atelier organisé par l’Association française des victimes du terrorisme, Marie-France s’est laissé convaincre d’aller témoigner au procès, pour mettre les accusés face « au mal qu’ils ont fait ».

Les rescapés de catastrophe naturelle, d’accident ou d’attentat témoignent tous de cette impression de décalage, d’incommunicabilité. Au fil des jours, ils voient la vie reprendre son cours, mais ils ne parviennent pas à y retrouver leur place : ils ne peuvent se libérer des images violentes auxquelles ils ont été confrontés. Les psychiatres appellent cela le « syndrome de Lazare », du nom de ce personnage du Nouveau Testament ressuscité par Jésus pour qui le monde ne sera plus jamais comme avant. Fanny évoque ainsi la « grande blessure intérieure invisible », qui l’a coupée de ses amis et a fait d’elle une étrangère parmi ses collègues et les membres de sa famille. Peu après les attentats, cette secrétaire au ministère de la transition écologique s’est séparée de son mari. À 37 ans, elle vit désormais seule dans un appartement d’Issy-­les-Moulineaux, aux portes sud de Paris. Quand elle m’a rejoint dans un parc de sa ville, son maquillage délicat ne parvenait pas à effacer son regard soucieux et la tension de son visage. Dans les mois qui ont suivi l’attentat, elle s’est battue pour avancer, a déménagé, passé un concours de la fonction publique, officialisé son divorce. Mais cela n’a pas suffi à chasser le traumatisme. « Il est revenu me frapper comme une bombe à retardement », confesse-t-elle. Quand elle se trouve dans les transports en commun, par exemple, elle ne peut s’empêcher d’élaborer des scénarios intérieurs. Elle scrute les passagers dont l’air lui paraît agressif ou simplement suspect. Se pourrait-il qu’ils cachent une ceinture explosive sous leur veste ? Leur sac est-il assez ample pour dissimuler une arme à feu ? Lorsqu’elle ne parvient pas à dissiper le doute, Fanny sort du métro, paniquée, livide. L’effroi du 13-Novembre, l’effroi de cette fosse où elle est restée prostrée entre les corps d’autres victimes pendant deux heures a investi de nouveau tout son être. Et elle sait d’avance qu’il lui faudra des heures pour parvenir à s’en libérer, et pour se retrouver là, vide, pantelante, éteinte comme une bougie morte. Parfois, Fanny ne se sent « plus tout à fait appartenir » au monde des vivants. C’est pour crier cette vérité à la face des terroristes qu’elle a tenu à témoigner au procès : « Je veux enfin incarner la victime que je n’ai pas voulu être. »

Fanny, la comédienne, présente au Bataclan, et Sarah, qui était à la terrasse du Comptoir Voltaire ce soir-là.Jean-François Robert

Pour donner corps à leur nouvelle identité de grands blessés, de nombreux rescapés ont choisi de se graver sur la peau des images du Bataclan ou des devises qui veulent tout dire, comme « Fluctuat nec mergitur » (« il est battu par les flots mais ne sombre pas »). Christophe, 45 ans, professeur d’histoire dans un collège d’Arcueil, s’est ainsi fait tatouer quatre fois depuis 2015. « J’adore la sensation que cela provoque », s’amuse-t-il en dévoilant les deux squelettes qui dansent une valse macabre sur son épaule droite. Plus bas, sur son avant-bras, un grand crâne retient entre ses dents une balle de revolver sur laquelle est gravé « xiii xi xv » (13/11/15). Et sur son autre épaule gigote une pin-up aguicheuse, clin d’œil au motif du T-shirt que portait le chanteur Jesse Hughes pendant le concert au Bataclan. Après les attentats, l’enseignant a passé beaucoup de temps devant des débats télévisés consacrés au terrorisme et s’est senti dépossédé de son statut de victime. Ces tatouages lui ont permis de donner une apparence visuelle – donc impossible à nier – à sa souffrance. Au fil des ans, il est devenu claustrophobe et souffre désormais d’une gêne insupportable quand son bras droit est entravé. Son corps n’a pas oublié la peur ressentie pendant l’attaque quand il est resté coincé dans au fond d’un cagibi. « J’ai un bras du côté de la vie et l’autre du côté de la mort, résume-t-il. Je l’ai croisée de près, la mort. Je pourrais même dire que j’ai senti son souffle. Et je ne veux pas l’oublier pour mieux vivre ma vie », assure-t-il en baissant les manches de son sweat-shirt.

Comme une ombre sur la ville

Certains, pour honorer cette chance immense d’être sorti indemne d’un massacre, n’ont pas hésité à quitter le chemin tout tracé de leur vie. Selon l’association de victimes Life for Paris, près d’un tiers des rescapés du 13-Novembre ont changé de métier, en général pour se diriger vers des professions plus humaines, plus engagées. Sophie, par exemple, a fini par abandonner son travail de décoratrice d’intérieur de luxe. « Après le Bataclan, je me posais beaucoup de questions existentielles, je me sentais connectée à une forme de profondeur. Du jour au lendemain, mon job m’a paru intolérable, beaucoup trop superficiel », assure-t-elle. En mai 2017, cette quadragénaire, qui passait son temps à noircir des carnets entiers d’histoires inventées sans s’autoriser à s’imaginer écrivaine, décide de sauter le pas. Elle se porte candidate à un concours de nouvelles et remporte le premier prix, avant d’être sollicitée par une éditrice. Six mois plus tard, elle lâche son CDI pour se consacrer à l’écriture. Son premier roman, paru à la rentrée 2020, retrace l’histoire... de deux rescapées du 13-Novembre en quête d’émancipation. Son titre, Le Bruit des avions (Harper Collins) fait référence à ces nuits sans sommeil pendant lesquelles on guette la moindre rumeur, où le grondement des jets résonne « comme une ombre menaçante qui s’abat sur la ville ».

Vous n’aurez pas ma haine, Mais ne sombre pas, Sortie(s) de secours... Comme Sophie, des dizaines de rescapés et de proches de victimes des attentats de Paris ont choisi de témoigner dans des essais, des romans et des bandes dessinées. Souvent, le processus d’écriture permet de mettre la douleur à distance, de l’apprivoiser. Je rencontre une autre Fanny qui, elle, est allée plus loin encore : elle a choisi de se raconter sur scène, à travers l’histoire d’une certaine Mousse, sortie elle aussi indemne du Bataclan. « Elle possède une force immense, c’est elle qui m’a aidée à me projeter vers le mieux », sourit cette ancienne élève du cours Florent, dans la cuisine de son coquet pavillon des bords de Marne. Quand elle a commencé à écrire la pièce, en 2016, le retour à une vie normale lui semblait très compromis. « J’étais devenue madame la mort, soupire-t-elle. Je ne m’habillais qu’en noir, et quand j’avais envie de rire, une douleur se nouait dans ma gorge, comme pour me rappeler que je n’en avais pas le droit. » À cette époque, elle venait de décrocher le poste de ses rêves, clown hospitalier pour l’association Le Rire médecin. Pendant plus d’un an, la comédienne ne va sortir de chez elle que pour rendre visite à des enfants malades, aussi lessivés et angoissés qu’elle. « Ces rencontres étaient les seuls moments où je m’autorisais à vivre, à me connecter à mes émotions. » Pour combattre son mal-être, Fanny commencera une thérapie. Depuis, les choses vont mieux. Elle a donné naissance à une petite fille, Juliette, aujourd’hui âgée de 2 ans et demi. Cet été, sa pièce était jouée pour la première fois au festival d’Avignon. Après hésitation, elle a choisi de la nommer Les Vivants. « Grâce à Mousse, j’ai progressivement compris que je pouvais m’autoriser à vivre, à aller au théâtre, à rire... Les mots de ma psy m’ont aussi beaucoup aidée. Elle m’a appris à ne plus me considérer comme une survivante. Le bon terme, c’est “vivante”. Je suis vivante. »

Marie-France, rescapée des terrasses, et Jean-Claude, du Bataclan.Jean-François Robert

Et les pompiers la reconnurent

Pour ceux qui ont été atteints par une balle ou par des éclats de ceintures explosives, la prise de conscience du traumatisme psychique s’avère souvent plus lente, plus fastidieuse. Les attentats de Paris et Saint-Denis ont fait 413 blessés, dont 99 hospitalisés dans un état grave. Sarah – c’est le prénom qu’elle s’est choisi – m’a donné rendez-vous à l’ancien Comptoir Voltaire, un bar du XIe arrondissement qu’elle aimait bien, aujourd’hui rebaptisé « Les Ogres ». Une fois installée à l’intérieur, elle montre du doigt l’une des extrémités de la terrasse. « C’est là que le terroriste s’est fait exploser. J’étais attablée juste à côté. » Avec ses cheveux bouclés rassemblés en un demi-chignon, ses yeux de chat relevés par du mascara et ses bijoux dorés, elle ne donne pas l’apparence d’une grande blessée au premier regard. Mais lorsqu’elle commence à énumérer ses problèmes de santé, on remarque progressivement ses cicatrices sur le torse et sur le crâne, son œil gauche légèrement plus humide et gonflé que l’autre. En tout, Sarah a reçu huit impacts de l’explosion sur le haut du corps et a dû subir des dizaines d’opérations depuis 2015. « Dans les premiers mois, j’étais si préoccupée par ma santé et par les rendez-vous quotidiens avec les médecins que je n’avais pas le temps de penser à mon état psychique, se remémore-t-elle. La dépression m’est tombée dessus par la suite, à la fin 2016. » Aujourd’hui, le plus dur est derrière elle, mais le sentiment d’être passée tout près de la mort revient régulièrement la tourmenter. « Il m’arrive encore d’imaginer que les assaillants ou leurs proches cherchent à me retrouver pour finir le travail. » Elle se dit cependant heureuse, grâce à sa famille, ses amis, son couple et son chien adoré, Stitch. Mais il lui aura fallu du temps pour oser retourner en soirée, aller danser avec des copains, faire de nouvelles rencontres.

En 2016, alors qu’elle n’avait pas mis les pieds dans un bar depuis six mois, un ami a réussi à la convaincre d’aller boire un verre dans son quartier. Sur place, trois inconnus sont venus l’aborder, médusés : c’étaient les pompiers qui l’avaient prise en charge le 13 novembre 2015, avant qu’elle ne soit emmenée à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière. « Nous étions persuadés que tu ne t’en sortirais pas vivante », lui ont-ils confié, des larmes dans les yeux. Sarah a gardé le numéro de l’un d’eux. Des années plus tard, il est devenu son petit ami. « Je suis très chanceuse. Je crois que j’ai une bonne étoile », reconnaît-elle timidement. Bien sûr, son quotidien – elle est conseillère en formation – n’est pas toujours facile, elle subit encore plusieurs opérations par an et souffre de fortes migraines. On l’a prévenue que ses douleurs pourraient s’aggraver, surtout au niveau de l’œil. Mais elle refuse de se laisser gagner par le spleen. Elle a mille projets, et l’envie de découvrir de nouveaux horizons, « surtout des îles, la Corse, les Seychelles, la Réunion ». Elle n’a que 28 ans. Pour elle, tout reste à construire.