Bitcoin & Clyde

Heather Morgan était une jeune influenceuse sur Instagram, rappeuse à ses heures perdues ; Ilya Lichtenstein, un businessman de la tech. Qu’est-ce qui a pu pousser ce couple de trentenaires à dérober plus de 3 milliards de dollars en bitcoins ? Nick Bilton a enquêté sur une arnaque qui a fait courir le FBI durant cinq ans. Adaptation Sandra Proutry-Skrzypek
Heather Morgan surnomme « Razzlekhan ».nbsp
Heather Morgan, surnommée « Razzlekhan ». Olivier Douliery/AFP

La première descente du FBI a eu lieu vers 3 heures du matin, durant l’été 2021. Le véhicule banalisé s’est arrêté devant le 75 Wall Street, un luxueux building de 43 étages situé dans le quartier d’affaires de Manhattan. Les agents fédéraux ont traversé le hall en chêne blanc et marché tout droit vers le réceptionniste de nuit. « Nous avons capté un signal anormal, a dit l’un d’eux. Il semblerait que quelqu’un dans ce bâtiment se livre à de la pédopornographie. Nous devons monter sur le toit pour déterminer d’où vient le signal. » Quelques instants plus tard, les agents repartaient bredouille.

Les semaines suivantes, ils vont revenir une deuxième, puis une troisième fois. À un moment donné, le réceptionniste les interroge : « Êtes-vous sûrs d’être dans le bon bâtiment ? À mon avis, ce que vous cherchez se trouve plutôt au 95 Wall Street. » Un immeuble moins cossu où la police a procédé à une série d’arrestations et de saisies de drogue : l’adresse servait de repaire à des dealers, quand elle n’accueillait pas des fêtes Airbnb clandestines. Une escort de luxe y a même été tuée. Son cadavre, dissimulé dans un baril de 200 litres, a été retrouvé dans le New Jersey. « Nous sommes bien dans le bon bâtiment », répondent les agents.

En réalité, ils enquêtent sur un vol de bitcoins qui a eu lieu à Hong Kong cinq ans plus tôt, à l’été 2016 : la plateforme de transactions de cryptomonnaies Bitfinex s’était vu dérober 119 754 bitcoins, soit un butin d’environ 72 millions de dollars. Après cinq ans de filatures, d’escalades sur les toits et de déambulations au cœur de la nuit, les fédéraux ont enfin identifié les deux auteurs de cette cyber-attaque. Il faut dire qu’ils n’ont pas le profil de l’emploi : à première vue, Ilya Lichtenstein et Heather Morgan forment un couple de trentenaires sans histoire. Lui est russo-américain et travaille pour un fonds d’investissement, elle est américaine et se présente comme entrepreneuse, journaliste et rappeuse.

Ce n’était que le début des surprises : dans le monde en constante évolution de la crypto-criminalité, cette affaire demeure à ce jour l’une des plus fascinantes.

Comme un jet incrusté de diamants 

Ah, le bitcoin : la monnaie du futur ! Cette invention/idéologie qui devait annoncer une techno-utopie financière abondante et foisonnante ! Personne ne l’avait vue venir, et quiconque prétendrait le contraire est un menteur ou un milliardaire ayant fait fortune grâce au bitcoin. Le montant global des cryptomonnaies est aujourd’hui estimé à 3 000 milliards de dollars, et les plus grandes institutions financières du monde, dont la Banque d’Angleterre, considèrent ces monnaies numériques comme l’avenir de la finance.

Hélas, l’essor des cryptomonnaies a engendré un nouveau type de criminalité. Des hackers ont inventé de nouvelles méthodes d’extorsion, comme le ransomware, ou « rançongiciel » en français. Cette attaque consiste à paralyser le système informatique d’une entreprise ou d’un particulier, avant de le déverrouiller contre une rançon payable en cryptomonnaie. Selon un rapport publié l’an passé par le FBI, on compte désormais 4 000 attaques de ransomware par jour (contre sept braquages de banque), et près de 14 milliards de dollars en bitcoins ont été dérobés en 2021 (les braqueurs traditionnels, en comparaison, n’ont empoché que quelques centaines de millions). Des hôpitaux sont parfois pris pour cible, des banques arrêtent de fonctionner. Récemment, une usine de conditionnement de viande a même dû s’acquitter d’une rançon de 11 millions de dollars en bitcoins pour récupérer ses steaks de bœuf, escalopes de poulet et autres saucisses de porc.

Mais le piratage de Bitfinex, qui a conduit les fédéraux au 75 Wall Street, se situe sur une tout autre échelle.

À l’époque des faits, en 2016, un bitcoin valait environ 600 dollars. Puis sa valeur s’est envolée, jusqu’à 69 000 dollars l’an dernier. C’est un peu comme si Ilya Lichtenstein et Heather Morgan avaient caché une Ferrari volée dans leur garage et qu’elle s’était transformée en jet incrusté d’or et de diamants durant la nuit. Comment diable allaient-ils dissimuler cela ?

En principe, les fonds sont volés par des groupes criminels parrainés par des États voyous (Koweït, Iran, Corée du Nord), puis utilisés pour acheter des armes illégales et financer des cellules terroristes. Pour répondre à ces menaces, une nouvelle industrie de la surveillance a vu le jour dans la Silicon Valley. Des groupes comme TRM Labs et Chainalysis sont désormais recrutés par des gouvernements ou des entreprises pour observer chaque transaction en bitcoins.

Contrairement à un braquage traditionnel, il est difficile d’arrêter les auteurs d’une arnaque au bitcoin. Ici, pas de mallette pleine d’argent, pas d’empreintes digitales. Lorsqu’un cyberpirate commet un crime en ligne, il est presque impossible de remonter jusqu’à lui. À moins, bien sûr, de l’attraper en flagrant délit.

Une vie de roman d’espionnage

Durant l’année qui suit le piratage de Bitfinex, les agents n’ont donc aucun indice. Puis début 2017, des sociétés de sécurité informatique remarquent qu’une personne blanchit des sommes importantes sur AlphaBay, un « supermarché » très populaire du dark web, connu notamment pour ses stocks de fentanyl et d’héroïne. Les fonds sont transférés d’une blockchain à l’autre pour brouiller les pistes. Quelques mois plus tard, les autorités fédérales démantèlent AlphaBay et arrêtent son fondateur en Thaïlande (il se suicidera en juillet 2017 en prison). Après avoir saisi les serveurs du site, les enquêteurs commencent à rassembler des indices. « Souvent, lorsqu’on parvient à retrouver les responsables de ces cyberattaques, on a affaire à de puissants hackers parrainés par des pays voyous et on a alors les mains liées, car leurs autorités refusent de livrer ces personnes, explique Ari Redbord, responsable des affaires juridiques au sein de TRM Labs. Ce qui rend l’affaire Bitfinex aussi unique, c’est que les cyber-escrocs se trouvaient ici même, dans un quartier huppé du centre de Manhattan. »

En moyenne, dix millions de crimes – des petits larcins aux meurtres – sont commis chaque année aux États-Unis. Mais rarement par des couples. La raison me semble évidente : imaginez que votre partenaire, au cours d’une conversation sur l’oreiller, vous propose de braquer la banque locale, de tuer le voisin ou de blanchir des milliards de dollars en bitcoins volés. Je ne sais pas vous, mais moi, j’appellerais les flics tout en remplissant les papiers du divorce.

On imagine la surprise des fédéraux lorsqu’ils remontent jusqu’à ce jeune couple de Manhattan. On imagine également leur stupéfaction quand ils découvrent que l’homme et la femme possèdent plus de comptes sur les réseaux sociaux que dix influenceurs réunis dans une « Tik Tok House ».

À 34 ans, Ilya Lichtenstein est un homme de taille moyenne, au regard intense et au léger accent russe. Sur Twitter, il partage ses idées sur les NFT et les cryptomonnaies, et retweete parfois Edward Snowden. Sur Instagram et Facebook, il se présente comme un homme d’affaires travaillant dans la tech et poste des photos de ses randonnées. Heather Morgan a 31 ans, les cheveux lisses et un penchant pour les sacs banane. Elle semble vivre sa vie davantage en ligne qu’en vrai, comme en attestent ses différents comptes sous diverses identités. Même Clarissa le chat, que le couple promène en poussette, possède sa propre page Instagram.

En passant ces comptes au peigne fin, les enquêteurs plongent dans l’intimité du couple le plus étrange d’Internet. Dans une vidéo, par exemple, Ilya Lichtenstein se vante auprès de sa femme d’avoir goûté la nourriture du chat : « Ça manque de sel et de poivre, mais à part ça, c’est plutôt bon. Je me dis que si ça me plaît, ça plaira aussi à Clarissa. » Quand il ne mange pas de croquettes, le jeune homme s’émerveille devant les sacs de noix que lui envoie sa grand-mère depuis la Russie, ou prépare du thé à l’aide d’un gadget en forme de main. Ailleurs, on le voit installer une barrière VIP dans la cuisine et refuser l’entrée à sa femme au motif que « le club est fermé », avant de la pousser avec une baguette chinoise.

Heather Morgan, quant à elle, affiche une dizaine de personnalités plus excentriques les unes que les autres sur les réseaux sociaux. Un jour, elle se décrit comme une « Martha Stewart turque », cuisine des brochettes d’agneau et décore sa machine elliptique de peinture et de LED. Le lendemain, elle s’autoproclame « le Crocodile de Wall Street » dans sa chan- son Versace Bedouin. D’autres fois, elle se fait appeler Charlene, enfile une perruque blonde, adopte un accent du Sud et se gave de laxatifs avant de sortir pour « avoir l’air mince ». Et enfin, il y a son ultime alter ego : Razzlekhan, une rappeuse qui prend des selfies en tirant la langue et « danse » en mimant une bran- lette. Razzlekhan rappe n’importe où : dans le métro de New York, sur les marches de la bibliothèque publique, devant le taureau de Wall Street et dans tous les recoins de son immeuble. Même sur le toit, où des agents fédéraux rôdent la nuit.

Tout cela rend l’affaire encore plus troublante : ces jeunes gens sont loin de se comporter comme des individus ayant volé des milliards en cryptomonnaie, d’un côté parce qu’ils partagent une grande partie de leur vie en ligne, et de l’autre parce qu’ils n’étalent pas leur richesse. Les réseaux sociaux du duo ne sont que la partie visible de l’iceberg. Lichtenstein et Morgan dépensent bien leur argent, mais de manière très dis- crète. Ils achètent par exemple 70 pièces d’or d’une valeur de plusieurs dizaines de milliers de dollars. Et des cartes-cadeaux chez Walmart convertibles en miles aériens. Ils créent même des sociétés-écrans avec de faux employés : des noms comme Linara Baymiewa et Andrey Shevelev qui, pour autant que je sache, ont été créés aléatoirement à l’aide d’un générateur.

Ils voyagent dans le monde entier – la Malaisie, Hong Kong, l’Égypte, le Vietnam, San Francisco, Los Angeles – et font des séjours dans des hôtels cinq étoiles, dont le Ritz et le Mandarin oriental à Paris. En 2019, quelques mois avant que la pandémie ne limite les déplacements, le couple part un mois en Ukraine, avec le projet de s’y installer. Selon les procureurs fédéraux, Ilya Lichtenstein et Heather Morgan ont fait livrer, à un hôtel voisin, de nombreux paquets contenant de faux passeports ukrainiens, des cartes SIM et des informations sur des comptes bancaires clandestins. Ils se sont inventé de nouvelles identités. Une nouvelle vie « tirée des pages d’un roman d’espionnage », selon les autorités.

Ilya Lichtenstein planifie méthodiquement tout ce qu’il fait. Jusqu’à sa demande en mariage. Au début, il prévoit de faire une farce à Heather : simuler sa propre mort, débarquer avec un « Surprise ! Je suis vivant ! » et lui demander sa main. Il choisit finalement de placarder d’innombrables affiches à l’effigie de Razzlekhan dans tout New York, avec la mention « L’album de rap le plus brutalement honnête de l’année ».

Fin 2021, les tourtereaux s’envolent pour la côte Ouest, sans savoir qu’ils sont sous surveillance. La cérémonie a lieu aux Playa Studios à Culver City, en Californie. Comme on peut s’y attendre, le mariage est atypique. Pendant que les convives agitent des feuilles de bananier dorées, Heather, elle-même vêtue de doré, fait son entrée sur un palanquin marocain. Le couple ouvre le bal sur la chanson d’eurodance Golden Boy de Sin With Sebastian. Au cours de la soirée, Heather se transforme en Razzlekhan et présente son dernier rap, Moon n Stars. Dans l’intro, on entend son époux déclamer : « Je t’aime, je te soutiens, mais je ne veux pas te mêler à tout ça. » Si l’intéressé semble fier, les invités, en particulier les plus âgés, nagent en pleine confusion. Il se glisse ensuite dans la peau de son alter ego, le mentaliste « Cat Monkey Wizard », et demande aux invités de se rappeler un bon souvenir de Heather. Il entame ensuite un tour de salle en essayant de deviner qui pense à quoi. « D’ailleurs, il a été très bon, se souvient un invité. Il a eu pas mal de bonnes réponses. »

D’économiste à « magouilleuse »

Ils pleurent ensemble en échangeant leurs vœux. Ils évoquent leur rencontre à San Francisco, leur sentiment d’être différents des autres – le ciment de leur couple – et leur désir de fonder leur propre famille à New York. Ils semblent amoureux et heureux de s’être trouvés, eux qui ont été raillés toute leur vie. Il la considère comme sa « meilleure amie et la femme de [ses] rêves ». Après la cérémonie, Heather Morgan prévient discrètement quelques amis proches qu’un bus viendra les chercher plus tard dans la soirée pour les emmener à une after-party privée dans un manoir à Westlake Village. Les invités ont pour consigne de ne rien partager sur les réseaux sociaux. « Nous étions dans cette immense demeure à manger de la nourriture incroyable, et je me demandais comment ils avaient eu les moyens de payer tout ça », me confie un ami de longue date de la mariée.

De retour à New York, Ilya Lichtenstein semble confiant dans son projet de blanchir le butin et de le dissimuler en Ukraine. Le gouvernement américain, il le sait, ne pourra rien faire, puisqu’il n’existe pas de traité d’extradition avec les États-Unis. Heather Morgan, en revanche, commence à se faire du souci. Ses amis d’enfance, qui ne l’ont pas vue depuis longtemps, la trouvent changée. Il y a comme une ombre au tableau, qui ne vient peut-être pas de sa relation avec Ilya, auprès duquel elle semble en confiance, mais d’elle-même. Son alter ego Razzlekhan est sans doute sa façon de gérer une chose plus importante, une sorte de pression qu’elle ne sait pas comment évacuer.

Il faut dire que Heather Morgan n’a pas eu la vie facile. Fille unique, elle grandit à Tehama, une ville de Californie d’environ 400 habitants. À l’école primaire, ses camarades de classe se moquent de sa voix aiguë et de son cheveu sur la langue. Au lycée, ils donnent des coups de pied dans son sac à roulettes et ricanent à son passage. Son ami Kyle Peevers me raconte qu’elle déjeunait souvent seule. « Elle a fini par se lier d’amitié avec des élèves branchés sciences et mathématiques. Le genre de geeks avec qui on ne va pas forcément sortir boire des coups », se souvient-il.

Après ses études, Heather s’installe à San Francisco. Selon d’anciennes connaissances, elle veut désespérément être acceptée et traîne souvent dans un bar fréquenté par des responsables marketing. Elle boit beaucoup pour vaincre sa timidité, une tendance que ses collègues ne tardent pas à remarquer. Puis elle tombe amoureuse d’un développeur d’applications brésilien rencontré lors d’un voyage d’affaires. Elle déménage au Brésil et l’épouse sur un coup de tête, avant que la relation ne tourne au vinaigre et qu’elle ne « s’enfuie ».

L’un de ses anciens professeurs de fac m’explique avoir constaté les transformations de la jeune femme rien qu’avec sa signature de mail. À l’université, elle était « économiste ». Quelques années plus tard, « économiste & entrepreneure ». Plus récemment, « économiste, entrepreneure, et magouilleuse ». Pendant un temps, elle dirige même une entreprise spécialisée dans le « cold emailing », une technique de prospection visant à établir un premier contact. Elle devient ensuite chroniqueuse pour les magazines Forbes et Inc., s’autoproclame créatrice de mode et artiste surréaliste. Mais rien ne semble vraiment durer.

Jusqu’à ce qu’elle rencontre Ilya Lichtenstein. Les époux se qualifient vite de « crypto investisseurs » et commencent à démarcher des start-up. « Nous recevons beaucoup de demandes de renseignements de la part de personnes qui veulent investir dans notre entreprise », explique le Pdg d’une société de crypto- monnaies. Mais en rencontrant le couple, l’homme a la sensation que leurs questions sonnent curieusement : « Ils avaient tous deux un parcours étrange. Je me suis demandé qui étaient ces jeunes gens. Ils avaient ce petit côté Bonnie and Clyde. »

Des billets liés par des élastiques roses

Le 5 janvier 2022, il est environ 7 heures du matin quand les autorités reviennent au 75 Wall Street. Mais cette fois, c’est différent. Pas de visite au beau milieu de la nuit, pas de ruse sur une alerte de pédo-pornographie. Munis d’un mandat de perquisition, les agents du FBI, du fisc et du ministère de la sécurité intérieure s’introduisent par la porte arrière, empruntent le monte-charge et pénètrent dans leur appartement.

Les cyber-enquêteurs savent à quel point il est crucial de prendre les malfaiteurs au dépourvu lors d’un raid, afin que ces derniers n’aient pas le temps de ver- rouiller leurs appareils électroniques. Ce matin-là, le chaos s’installe presque immédiatement. Clarissa prend peur et se réfugie sous le lit. Heather Morgan et Ilya Lichtenstein ont le choix entre regarder les fédéraux fouiller dans leur vie ou partir. Ils choisissent de partir, mais pas sans Clarissa. Selon la plainte pénale, alors qu’elle se glisse sous le lit pour récupérer son chat, Heather en profite pour attraper son téléphone portable sur la table de nuit. Un agent le lui arrache des mains avant qu’elle ait eu le temps de le déverrouiller.

En tout, les agents récupèrent 40 000 dollars en billets attachés ensemble par des élastiques roses, un assortiment de devises étrangères dans des sacs en plastique transparent et un autre sac avec la mention « téléphone jetable ». On retrouve environ 50 tablettes, smartphones et autres appareils électroniques dans l’appartement. Les fédéraux mettent également la main sur un exemplaire du roman The Water Goats et un autre livre sur les cartes japonaises, tous deux évidés pour cacher de l’argent ou des appareils électroniques. Les preuves recueillies lors du raid permettent aux autorités fédérales de lier définitivement le portefeuille en ligne associé au piratage de Bitfinex à Ilya Lichtenstein et Heather Morgan, arrêtés un mois plus tard.

Le duo est mis en examen pour blanchiment d’argent et complot en vue de frauder le fisc américain, deux chefs d’accusation passibles de peines pouvant aller jusqu’à vingt-cinq ans de prison. Dans son communiqué de presse annonçant l’arrestation du couple, le gouvernement souligne qu’il s’agit de la « plus grande saisie financière » de l’histoire des États-Unis : les 94 000 bitcoins représentent une valeur d’environ 3,6 milliards de dollars. Les 25 000 unités disparues ont été, selon les agents fédéraux, « transférées hors du portefeuille de Lichtenstein via un processus compliqué de blanchiment d’argent qui s’est terminé par le dépôt d’une partie des fonds volés sur des comptes financiers contrôlés par le duo ».

Les médias font leurs choux gras de cette affaire. « Peu importe le piratage de bitcoins, cette vidéo est un crime contre l’humanité », écrit un internaute sous un clip de Razzlekhan. Les commentaires de ce genre sont légion : « Ça mérite une prolongation de peine de cinquante ans. » « Je préférerais qu’elle se taise. » Ou encore : « Il serait inhumain d’enfermer cette personne avec un autre être humain. »

Les innombrables surnoms du couple alimentent la presse pendant des mois. Le Washington Post évoque « le Crocodile de Wall Street » pour désigner « la rappeuse accusée d’avoir blanchi des milliards de dollars en crypto ». Très vite, ils se voient renommer comme « Les Bonnie & Clyde du Bitcoin », ou sa variante, « Bitcoin Bonnie et Crypto Clyde ». Les charges retenues contre eux semblent si solides qu’ils tentent déjà de négocier un accord avec le procureur.

Vodka, blinis et bitcoins

Pourquoi Heather Morgan et Ilya Lichtenstein ne se sont-ils pas contentés de faire comme Edward Snowden : prendre un avion pour la Russie ou l’Ukraine, où ils auraient pu manger des blinis, boire de la vodka et blanchir leurs bitcoins ? C’est exactement ce qu’ils prévoyaient de faire. « D’où les passeports, l’argent liquide et les livres découpés pour cacher le matériel électronique, rapporte un proche de l’enquête. Je pense que nous les avons surpris avant qu’ils n’en aient eu l’occasion. » Avec le recul, le plus étrange est qu’entre la descente chez le couple et le moment où ils ont été arrêtés et mis en examen, Heather Morgan a poursuivi son activité sur les réseaux sociaux comme si de rien n’était. Elle a reposté l’un de ses anciens morceaux de rap intitulé Bleeding Buckets, qui parlait de ses règles : « L’endométriose ; ça te fend comme une mitose, c’est si atroce ; beaucoup d’émotions ; ça me rend féroce. » Quant à Clarissa, elle a continué à poster des photos de ses sorties en poussette. Personne n’aurait pu imaginer que la propriétaire de ces comptes allait être arrêtée pour un méfait qui pourrait l’envoyer derrière les barreaux jusqu’à l’âge de 56 ans. Heather se fichait-elle de son sort ? Ou bien se cachait-elle, comme ses amis le soupçonnent, derrière son alter ego Razzlekhan pour échapper à une pression croissante ?

Alors que l’étau se resserrait autour d’elle, la jeune femme est tombée sur le post Facebook d’une amie qui a traversé une période difficile quelques années auparavant. Il s’agissait d’un kintsugi, un pot cassé réparé avec de la poudre d’or. Une technique artisanale ancestrale que Heather Morgan, qui a fait partie d’un club japonais, connaît bien, et dans laquelle elle voit une métaphore : il faut apprendre à accepter ses défauts et ses imperfections. Dans son commentaire, Heather a écrit que les choses « n’allaient pas bien » pour elle : « La vie n’est pas belle. Comme la poterie, je me sens brisée. »

Ilya Lichtenstein est aujourd’hui détenu dans une prison de Virginie. Heather Morgan, qui a récem- ment choisi son propre avocat – jusque-là, elle en partageait un avec son mari –, est autorisée à résider dans leur appartement du 75 Wall Street. Tous deux négocient actuellement un accord de plaider-coupable avec la justice américaine. Ni l’un ni l’autre n’ont publié de message sur les réseaux sociaux depuis leur arrestation.