Après le Bataclan, les trajectoires opposées de deux pères meurtris

Le 13 novembre 2015, Georges Salines et Patrick Jardin perdaient chacun leur fille dans les attentats du Bataclan. Depuis, tout les oppose : l’un a écrit un livre de dialogue avec le père d’un terroriste, l’autre prépare la guerre civile. Vanity Fair a rencontré deux hommes perclus de souffrance mais qui ne seront jamais unis dans le deuil.
Après le Bataclan les trajectoires opposes de deux pères meurtris

Le 13 novembre 2015 à 21h47, les Eagles of Death Metal chantaient « Kiss the Devil » et Lola Salines dansait dans la fosse du Bataclan – là, devant, à gauche quand on regarde la scène. Trois terroristes islamistes ont surgi, kalachnikov au bras, et tiré sur la foule. Nathalie Jardin, la régisseuse lumière du Bataclan, était au Rockstar Café d’à côté, quand elle a entendu les coups de feu. Le patron a baissé son rideau de fer. « Je ne peux pas laisser tomber mes copains », a-t-elle soufflé sans écouter les mises en garde. Elle avait 31 ans, Lola allait en avoir 29. Toutes deux étaient des filles joyeuses. L’une, éditrice, passionnée de roller derby, s’apprêtait à lancer une nouvelle collection jeunesse. L’autre, surnommée « Nathalight », devait déménager à Grenoble pour se charger des lumières d’une salle de concert. Des fanatiques aussi jeunes qu’elles leur ont volé leur avenir, et celui de 128 autres victimes lors de cette nuit d’enfer – pleurées à jamais par leurs amours, leurs sœurs, leurs frères, leurs enfants parfois… Et leurs parents.

Ce soir-là, Georges Salines dort tranquillement au côté de sa femme Emmanuelle. Il ne regarde pas le match France-Allemagne au Stade de France. Patrick Jardin, si. Lui-même a joué en troisième division à Dieppe, en Normandie. Après le coup de sifflet final, quand TF1 annonce l’annulation du point presse, l’ancien avant-centre trouve ça étrange, pianote sur sa télécommande. La nouvelle de l’attentat lui saute à la figure. Vers 1 heure du matin, Georges Salines est réveillé par la sonnerie du téléphone. C’est son fils Clément qui raconte l’horreur. Sa sœur est injoignable, introuvable. Georges allume la télé. Il espère Lola vivante, la craint blessée, à aucun moment tuée. Les statistiques font des ronds optimistes dans sa tête : on annonce des dizaines de morts mais le Bataclan contenait 1500 spectateurs. Blessée, voilà, elle est peut-être blessée. Patrick Jardin, lui, ne croit pas à la chance. Il le pressent, le sait  : Nathalie est morte.

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Que faire du flot de chagrin qui submerge toute pensée à l’annonce de l’assassinat d’un enfant ? Comment poursuivre sa vie quand on a le sentiment que le monde s’est arrêté de tourner ? Pardonner, se venger, analyser, étudier, comprendre, punir, anéantir, oublier, effacer, ressasser, riposter, sombrer, haïr, oui, haïr ? Depuis six ans, les pères de Lola et Nathalie ont pris des voies opposées et sont allés, chacun, au bout de sa logique. Georges Salines a tellement rêvé de démonter la mécanique folle qui peut pousser des islamistes à tuer au hasard sur une foule qu’il se dit prêt à dialoguer avec eux. Il a même coécrit un livre avec  Azdyne Amimour, le père de l’un des assaillants du Bataclan – celui, peut-être, qui a abattu sa fille.

Patrick Jardin, lui, de tweet en blog, revendique sa fureur, vitupère contre les gouvernants «  incapables  », dénonce « l’islamisation galopante », vilipende les « bien-pensants », s’arc-boute sur la loi du talion. Le 22 janvier 2022, sous l’œil des caméras, il s’est ainsi laissé conduire devant le mémorial des victimes de l’attentat de Nice par le candidat Eric Zemmour, qui l’a fait ensuite applaudir par son public au meeting du soir.

Difficile de ne pas pleurer avec eux, de ne pas se demander comment, soi-même, on aurait réagi si on avait perdu un enfant sous les tirs d’un terroriste. En relisant les propos qu’ils tiennent depuis la nuit du 13 novembre 2015, je ne peux m’empêcher de penser que la plupart des pères avaient dû commencer par réagir charnellement, avec une rage inextinguible, et que seules la raison, la réflexion, la volonté de comprendre, ont pu domestiquer cette colère primitive, éperdument vengeresse, qu’on aurait éprouvée à leur place. Il y a du Jardin en chacun d’entre nous, comme l’a relevé l’écrivain Emmanuel Carrère dans L’Obs. Et du Salines aussi, si on le décide. Pourtant, ce n’est pas du tout ce que les deux hommes racontent.

« Jamais, non, jamais depuis la nuit de l’attentat, je n’ai ressenti de haine, et ce n’est pas une posture », m’assure le père de Lola. Alors que, sur l’île de la Cité, le procès du Bataclan poursuit son interminable face-à-face entre victimes et accusés, il m’a donné rendez-vous place de la Nation, au sommet de l’hôtel Les Piaules, dans un bar sans chichis avec vue sur le ciel, beaucoup de ciel, où flottent les nuages. Il explique, soucieux d’être compris : « Le terrorisme me révulse. Ces gens-là sont partis dans un délire sectaire, je ne leur pardonne pas, je souhaite que la justice fasse son boulot et leur inflige les peines prévues par le droit, mais j’ai surtout le sentiment d’un immense gâchis. »

Visage clos, Patrick Jardin m’attend à L’Impasse, le café du Touquet où il a ses habitudes. Lui non plus ne pardonne pas aux djihadistes, pas plus qu’aux « hommes politiques responsables, dit-il, de ce qui s’est passé  ». Sans ciller, il le répète : « J’ai la haine. » Il l’a clamé à la barre, conscient de sa transgression dans une enceinte où la plupart des parties civiles tentaient d’afficher leur souci de ne pas céder à l’esprit de vengeance.

Convaincu qu’il a le choix entre « mourir de tristesse  » et se battre contre ce qu’il appelle « l’invasion islamiste », il ajoute : « Après le décès de ma fille, je me suis dit qu’on ne pouvait pas laisser passer ça. Sinon, dans quinze ans, mon fils sera en djellaba, et sa femme voilée. »

Patrick Jardin et Georges Salines sont en mission, ils le doivent à leur fille. Le chagrin ne les aura pas. Ils n’ont qu’une obsession : « Tout faire pour que cela ne se reproduise pas. » Mais ils mènent des combats ennemis et supportent mal de se voir comparés l’un à l’autre. Ces pères n’ont rien en commun, hormis la mort de leur fille. Ils ne peuvent pas, ne veulent pas s’entendre. L’un cherche les raisons du massacre, l’autre des responsables. Chacun convaincu de l’inanité des réactions de l’autre, ils se font mutuellement, subrepticement, honte.

Un fusil dans le camping-car

Dans la vie d’avant 2015, ces deux-là n’auraient pas été copains. Jusqu’à sa retraite, Georges Salines était médecin de santé publique, comme sa femme, rencontrée sur les bancs de la faculté de Montpellier. Très jeune, il flirte avec les idées du Parti socialiste unifié (PSU), puis adhère à l’Union des étudiants communistes (UEC). En 1987, lors d’un voyage à Moscou, il déchante face au réel, puis quitte le parti. D’abord en poste à Tarbes, il part avec sa famille pour les Antilles, puis en coopération cinq ans en Égypte, où il voit l’islamisme culminer en 1997 avec le massacre de Louxor et l’assassinat de 62 personnes par 6 terroristes. L’année suivante, les Salines rentrent à Paris, avec leurs trois enfants dont Lola, alors âgée de 12 ans. Spécialiste de santé environnementale, Georges Salines travaille pour la mairie de Paris jusqu’en 2016.

Sa générosité inspire le respect aux survivants et aux endeuillés. Mais elle en dérange certains. Accusé de chercher des circonstances atténuantes aux islamistes, Georges Salines conserve un réflexe de médecin : « Je n’excuse pas le cancer, il faut comprendre comment ça se développe, sinon on est réduit à l’impuissance. »

Pascal Jardin, lui, veut traiter le terrorisme par la répression de l’immigration et appelle à une politique sécuritaire musclée. Alors que Georges Salines pèse ses mots avec précaution, soucieux de ne blesser personne, le père de Nathalie dégaine ses anathèmes : « Ceux qui ne s’opposent pas à l’islamisme sont des collabos. » Cet homme carré n’a pas toujours vu la vie en rose. Élevé à la dure par un père garagiste qui l’a mis très tôt au boulot, il raconte avoir été « corvéable à merci ». Sans s’en plaindre a posteriori, ce n’est pas son genre. Lui aussi s’est montré « dur » avec ses deux enfants, pensant bien faire. Il s’en veut, pour Nathalie. Le  travail l’accaparait, souligne-t-il, « sept jours sur sept ». En plus d’une société de location de voitures partagée avec son père et ses deux frères, il avait ouvert, à Tourcoing, un garage où se vendaient des autos d’occasion. «  Mais Tourcoing, c’était le Bronx, raconte-t-il. Quand je partais en vacances, j’enlevais les roues des voitures pour qu’on ne me les vole pas. J’étais cambriolé toutes les semaines, je suis devenu inassurable.» Un soir, à bout, il prend chien et fusil et s’installe huit jours dans un camping-car pour surveiller la rue : « Je ne pouvais pas blairer ces gens qui foutent le bordel. »

Dans les heures qui ont suivi l’attentat du Bataclan, les deux pères souffrent le même martyre : l’incertitude, le téléphone d’une fille qui ne répond plus. Est-elle blessée, est-elle morte ? Veuf depuis dix  ans, Patrick Jardin fonce rejoindre son fils Loïc à Paris. Tous deux se pendent aux numéros d’urgence encombrés, aux standards des hôpitaux, aux réseaux sociaux. Mais enfin, on devrait les identifier – Nathalie a trois étoiles tatouées sur l’avant-bras, Lola deux rondelles de citron à la cheville. L’exaspération monte. Georges Salines appelle une amie journaliste pour protester sur RTL et France Inter contre l’inorganisation des pouvoirs publics et cette attente insupportable. Il aura fallu dix-huit heures pour que le décès de Lola soit confirmé le samedi en fin de journée.

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Le dimanche à midi, Patrick Jardin, lui, ne sait toujours rien. Gare du Nord, il attend son frère venu l’épauler. À la sortie, avisant le premier ministre Manuel Valls qui, entouré de journalistes, fait la tournée des lieux sensibles en compagnie des ministres Jean-Yves Le Drian et Bernard Cazeneuve, il fond sur lui : « Qu’est-ce que c’est que ce pays ? Je n’ai toujours pas de nouvelles de ma fille ! » Le chef du gouvernement élude : « Pas devant les caméras, s’il vous plaît ! »

La réplique ne passe pas. Jardin bouillonne. Il suggère à Valls de démissionner puisqu’il est «  incapable d’assurer la sécurité des Français ». Le soir, soit quarante-huit heures après l’attentat, un conseiller de Matignon l’appelle enfin. Nathalie est morte. Patrick Jardin demande à la voir. Impossible, l’Institut médico-légal est fermé. Hors de lui, il exige qu’on lui en ouvre les portes. Le conseiller s’incline. Depuis ce jour, le père de Nathalie ne parle jamais de Valls et de ses ministres qu’en les assaisonnant de noms d’oiseaux.

Contre la perpétuité

Le 9 janvier 2016, c’est Georges Salines qui s’étrangle en entendant Manuel Valls déclarer, à propos des Français basculant dans le terrorisme : « Il ne peut y avoir aucune explication qui vaille. Expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser. » Lui, le père éprouvé, a pris le parti inverse. Dès les premiers jours, il a lancé des appels à lutter contre la radicalisation « par l’éducation et la culture ». Il esquisse un sourire, au souvenir de ces mots : « C’était peut-être un peu naïf. » Sollicité par les médias, puisqu’il les avait appelés lorsqu’il ne savait rien de sa fille, il hésite alors : « Soit je me retire dans ma solitude, soit j’en profite pour faire passer des messages importants. » Alors, il y va. Répète que la façon dont les endeuillés ont été informés de la mort de leur proche est indigne. « Grâce au retour d’expérience, le protocole a été amélioré, on l’a vu après l’attentat de Nice », dit-il. L’homme de gauche plaide surtout pour que nul ne cède à des réactions « désordonnées et contre-productives ». Il insiste : « Les réponses américaines au 11-Septembre ont fait plus de morts que l’effondrement des tours. »

Le 9 janvier 2016, le père de Lola et d’autres proches de victimes créent une association dont il prend la présidence, « 13onze15 Fraternité et vérité ». Ses membres veulent savoir comment les menaces contre des lieux de concert évoquées à l’été 2015 par les services de renseignement ont été traitées, et pourquoi les militaires de l’opération Sentinelle n’ont pas prêté main forte aux policiers de la BAC ce soir-là.

Patrick Jardin se pose précisément les mêmes questions. Il croit à la nécessité d’une association, adhère et rencontre Georges Salines, mais repart irrité : le père de Lola ne parle que de dialogue avec l’ennemi alors que lui aspire au rétablissement de la peine de mort – « Ça sert à éliminer les pourris », assène-t-il. Georges Salines est contre la perpétuité « réelle ». Quelques mois après l’attentat, l’un comme l’autre quittait son boulot. « Je n’en pouvais plus », résume Jardin.

Une gifle aux rescapés

Le père de Lola a du mal à dormir. Il ne veut rien oublier, jette ses émotions sur le papier, écrit un abécédaire, L’Indicible de A à Z, publié à l’automne 2016 au Seuil. Mais une question le hante  : «  Qu’est-ce que je peux faire, moi, n’étant ni policier, ni politique, ni travailleur social ? » La réponse s’impose lorsqu’il est invité dans un lycée : « Participer à des actions éducatives en racontant mon histoire. »

En février 2017, le père de l’un des trois tueurs du Bataclan brûle de lui parler. Azdyne Amimour broie du noir en Belgique, se demande s’il est coupable, voudrait tellement s’expliquer. Il me raconte : « Tout en me mettant à la place de Georges Salines, je voulais lui dire que mon gamin n’était pas né radicalisé, qu’il y a eu des étapes, que ma famille n’a rien à voir avec le terrorisme. » Bref, il lui demande un rendez-vous : « Moi aussi, argue-t-il, je me sens victime, concernant mon fils. » Un fils qui a peut-être tué Lola. Embarrassé, Salines finit par accepter. Il répugne aux amalgames. Après tout, ce père musulman hostile au djihadisme, qui a couru en vain rechercher son aîné en Syrie, n’est pas coupable. L’écouter l’aidera peut-être à disséquer comment « de petits cons sanguinaires » en arrivent à tirer à la kalachnikov sur une foule insouciante. Au reste, « ces sinistres crétins » ne sont-ils pas eux-mêmes « victimes » de leur propre folie et de leur instrumentalisation par les recruteurs ?

Pendant ce temps, Patrick Jardin fouille les réseaux sociaux en quête de solutions différentes et ressasse une rancœur tous azimuts, dopée par une culpabilité dont il peine à se débarrasser : « C’est moi qui ai poussé ma fille à prendre cet emploi au Bataclan », se répète-t-il. Lui aussi dort mal. Il ressent comme des coups de poignard les attaques terroristes qui suivront celle du 13 novembre 2015 : Nice, Saint-Étienne-du-Rouvray, la gare Saint-Charles de Marseille. En août, il blêmit en apprenant que Médine, un rappeur aux paroles provocatrices, va donner deux concerts les 19 et 20 octobre au Bataclan. « Un islamiste », accuse-t-il. Une gifle à tous les rescapés et aux familles. Divisées, les associations de victimes déplorent mais ne demandent pas la censure.

Patrick Jardin, lui, se démène pour faire annuler le rappeur. Il se sent isolé, vaguement méprisé, face à ce qu’il nomme la bien-pensance. « J’ai envoyé un courrier aux députés et sénateurs de tous les partis, sans faire le tri, pour moi, c’était une question de bon sens. » Nul ne répond, sauf l’extrême-droite. Là, on aime la rage de cet éperdu-là. C’est la mobilisation générale. Le 1er septembre, le père de Nathalie est invité à prendre la parole à La Ligue du Midi, groupe occitan identitaire. Nicolas Dupont-Aignan et Marine Le Pen le reçoivent. Il rencontre Renaud Camus, le concepteur du « grand remplacement », et Pierre Cassen, fondateur de Riposte laïque. Des appels à manifester le soir du concert sont lancés, pour empêcher les spectateurs d’entrer. Des cars sont affrétés, les slogans rédigés. « Il va y avoir du sang », s’affole Jardin. Médine est déprogrammé.

Plaintes contre Twitter

Désormais, on courtise le père de « Natalight » sur les réseaux sociaux. La fachosphère le traite en icône. Patrick Jardin avait ses idées, c’est clair, mais il jure qu’il n’avait jamais fait de politique avant l’attentat : « Ça ne me serait pas venu à l’idée de partir en croisade, je bossais 24 heures sur 24 ». Trois ans après, en juin 2018, son nom apparaît dans l’entourage d’Action des forces opérationnelles (AFO). Dix activistes de ce réseau d’ultra-droite sont alors interpellés, soupçonnés de fomenter des opérations violentes contre les musulmans. Jardin est épinglé par les services de renseignement et se retrouve fiché S. « Mais moi, je n’en suis pas », affirme-t-il. L’AFO est une dissidence ultra-radicale des Volontaires pour la France (VPF), groupuscule nationaliste anti-islam né en 2015, auquel en revanche il admet avoir appartenu. « Six mois », précise-t-il du bout des lèvres.

À la fin de cette année 2018, Patrick Jardin se lance dans une autre bataille. Après l’annonce par Donald Trump du retrait des troupes américaines de Syrie, il entend, excédé, des voix s’élever pour demander que les djihadistes français retenus là-bas dans des camps gardés par les Kurdes soient rapatriés – ou au moins leurs familles. En face, le père de Lola est de ceux qui appellent à ce retour dans l’Hexagone. « Pas seulement les femmes et les enfants, me précise Georges Salines. Les adultes aussi devraient être ramenés en France pour y être jugés. » Depuis l’attentat, il s’est rapproché de Nicolas Hénin, ex-otage de l’État islamique (EI), qui plaide la même solution, convaincu que les enfants surtout sont de potentielles bombes à retardement.

La France finit par envisager de rapatrier 130 personnes. Annoncé par BFMTV le 29 janvier 2019, jamais clairement confirmé par le gouvernement, ce chiffre fait tilt dans l’esprit du père de Nathalie. 130 personnes ? Soit le même nombre que celui des morts du 13 novembre 2015 ? Le parallèle le scandalise. Il voit rouge. Sur Twitter, Patrick Jardin explose  : «  Fusillons-les (…) comme Leclerc a fait fusiller les Français de la Waffen SS ! » Les trois quarts de ces « revenants » seraient des enfants de moins de 7 ans, précise vite la ministre de la justice Nicole Belloubet. Mais Jardin est en roue libre : « Alors tuons aussi leurs enfants d’ailleurs », poste-t-il. Appels au meurtre interdits par la loi. Au Touquet, en 2022, les yeux dans les yeux, il m’assure : « Je n’ai jamais appelé à tuer des gens. »

À la lecture de ces tweets, Nicolas Hénin riposte par un message sec  : « Merci de signaler ce compte à Twitter. Avoir perdu son enfant dans des conditions terribles n’est pas une excuse pour déverser un tel torrent de haine. » Le compte du père de Nathalie est supprimé. Assis derrière son verre, Patrick Jardin fanfaronne  : «  J’en ai recréé un et bien d’autres depuis. J’en suis au trente-huitième !  » Nicolas Hénin, lui, voit le sien inondé. On l’insulte. On le menace de mort. On suggère qu’il se fasse égorger. On regrette que les hommes de l’EI l’aient laissé en vie. Près de 20 000 tweets horrifiants. L’ex-journaliste porte plainte. Cinq de ses harceleurs sont finalement mis en examen. Désormais expert au Sahel sur les questions de prévention de la radicalisation, il me raconte que ce n’est pas fini. Georges Salines et Aurélia Gilbert, rescapée du Bataclan, ont eux aussi été noyés par des tsunamis de tweets incendiaires. « Ensemble, nous avons porté plaint contre Twitter qui, dit-il, a entravé le cours normal du cours de la justice en refusant de lever l’anonymat des comptes harceleurs. »

Le 15 mars 2019, Patrick Jardin apprend qu’un dénommé Brenton Tarrant, Australien en guerre contre les « envahisseurs », vient d’attaquer deux mosquées à Christchurch, en Nouvelle-Zélande. Bilan  : 51 morts et 49 blessés. Sur son blog, le père de Nathalie s’empresse d’applaudir le massacre : « Brenton Tarrant a eu le courage de faire ce que je voulais faire et que je n’ai pas fait. » Il me précise : « Je n’étais qu’à moitié satisfait car il y a eu là-bas moitié moins de morts qu’au Bataclan. » Conscient de dépasser les limites, il corrige : « Je n’aurais pas dû écrire ça, je ne le dirai plus. »

Georges Salines soupire : « Patrick Jardin a attaqué nos associations, je n’ai pas répondu, il ne le mérite pas. » Quand je lui demande s’il juge le père de Nathalie, lui qui tient à camper sur le terrain de l’analyse, il soupire : «  Oui, je le juge, je ne l’excuse pas. Il a perdu sa fille, ce n’est pas une raison. » De son côté, Salines poursuit pourtant son exploration têtue de la complexité humaine. « Comment devient-on terroriste ? La question me taraude. » D’où la publication de ce fameux dialogue avec Azdyne Amimour, le père de l’un des tueurs du Bataclan. Les  deux hommes ne sont pas d’accord sur tout. Mais, après leur première rencontre, ils se sont revus, et appréciés. « Un éditeur m’a contacté et j’ai proposé au père de Lola de coécrire un livre avec lui », se rappelle Amimour. L’ouvrage sort en janvier 2020, sous le titre Il nous reste les mots (éd. Robert Laffont). Le petit monde des victimes du Bataclan est scotché. Y  a-t-il des limites à l’ouverture d’esprit ?

Patrick Jardin est ulcéré. À ses yeux, Salines fait partie de ces « collabos » qu’il voit « se prosterner », frappés du « syndrome de Stockholm ». À son tour, il publie un ouvrage sept mois plus tard, reprenant en titre l’injonction de Manuel Valls : Pas devant les caméras! (éd. Presses de la délivrance). C’est Jean-Marie Le  Pen qui l’a présenté à cet éditeur. Le livre ne se vend pas autant qu’il l’aurait aimé. Il porte plainte contre la Fnac qui, affirme-t-il, a refusé de le mettre en rayon. « Des vendeurs nous ont dit que le livre était blacklisté, un huissier en témoigne », accuse Patrick Jardin.

Georges Salines, de son côté, veut aller plus loin encore. Il s’est mis en retrait de son association pour mener ce qu’il nomme ses « engagements ». Convaincu que la radicalisation prospère sur l’exclusion et l’humiliation, il a décidé de tendre la main à ceux qui pourraient être tentés par la violence extrême. Il s’est rendu deux fois en prison pour rencontrer des délinquants et voudrait maintenant se lancer dans la « justice restaurative », cette pratique instaurée par Christiane Taubira quand elle était ministre, dans l’espoir de recréer du lien social et de prévenir la récidive. Il détaille : « Cela consiste à faire dialoguer des auteurs de crimes ou de délits avec leurs victimes, en présence d’un médiateur. »

Condamnés au mouvement

En septembre dernier, lorsque s’ouvre à Paris le procès historique des attentats, ni l’un ni l’autre des deux pères n’en attend grand-chose, prétendent-ils. De leur fille, ils gardaient des photos, mais aussi l’image d’un corps recouvert d’un drap blanc, vu à travers la vitre de l’Institut médicolégal, et d’un visage qu’ils auraient tant aimé embrasser. Les témoignages, à la barre, ont donné vie à Lola et Nathalie, quelques instants. Policiers et rescapés ont reconstitué le puzzle des événements qui les ont perdues. Finalement, Georges Salines s’est pris d’intérêt pour ces plaies mises à nues, ces itinéraires décortiqués. Il aime raconter qu’un jour où les accusés avaient faim, des parties civiles leur ont offert des biscuits. 

Il vient là presque tous les jours alors que Patrick Jardin est peu présent. Lui suit les débats sur la webradio mise à la disposition des parties civiles par la justice. « C’est un procès complètement inutile, gronde-t-il, les principaux responsables ne sont pas dans le box. Je parle de Valls, Hollande, Cazeneuve, Le Drian, et j’assume mes propos. » Il sort le téléphone portable de sa fille, dont il n’a jamais résilié le forfait, et me fait écouter sa voix gaie et décidée.

En octobre, les deux pères ont témoigné à la barre. Jardin a lâché le mal qu’il pensait des politiques et souhaité le pire aux accusés, ces « monstres ». Salines, lui, a rejeté l’injure : « Ce ne sont pas des animaux, ce sont des hommes qui ont accompli des actes monstrueux. » Il a émis le vœu de « rencontrer ceux des accusés qui, pour autant qu’ils soient condamnés, auraient le courage d’accepter une telle rencontre ».

Patrick Jardin s’est écrié : « J’ai la haine, et ce qui me dégoûte le plus ce sont les parents de victimes qui ne l’ont pas, la haine. » Mais il a porté plainte pour diffamation contre le quotidien Le Monde qui l’a traité dans l’une de ses éditions de « père la haine » et de « père haineux  ». Son avocat, Me Frédéric Pichon, entend plaider qu’en employant ces termes en titre ou en exergue, «  le journal a essentialisé son client, réduit à un terme injurieux ». À la barre, Jardin a vitupéré contre l’indulgence générale face à l’islamisme.

Peu de temps après sa déposition, le père de Nathalie croise Arthur Dénouveaux, rescapé du Bataclan qui a fondé « Life for Paris », autre association de victimes. « Je ne suis pas d’accord avec vous, lui dit ce dernier, mais je trouve important que vous ne soyez pas censuré. » Patrick Jardin apprécie. Il se sent seul, tout en se vantant d’avoir une foule de followers sur les réseaux sociaux. «  Avant, j’étais pro-Marine, confie-t-il, mais elle s’est trop fourvoyée à gauche. Un jour je l’ai entendue dire que la République était compatible avec l’islam. Là, je ne peux pas. ». Et puis, en janvier 2021, Éric Zemmour le fait appeler. Il lui propose de venir à ses côtés à Nice rendre hommage aux victimes d’octobre 2020. Les caméras se braquent sur lui lors du meeting de campagne. Cette fois, Jardin en est.

Au fil du procès, les rôles sont distribués. Il y a le bon père et le mauvais père. Les bonnes et les mauvaises victimes. Le ton a été donné six ans plus tôt par Antoine Leiris, journaliste qui a perdu sa femme au Bataclan : dans un texte posté sur Facebook trois jours après les attentats, il avait promis  : « Vous n’aurez pas ma haine. » Ce sera d’ailleurs le titre du livre qu’il sortira chez Fayard, en 2016 et qui connaîtra un immense succès. Arthur Dénouveaux se souvient : « Honnêtement, on a tous été écrasés par ce très joli message, qui n’est pas réaliste. »

La vérité est sans doute ailleurs. Les deux pères se sont accrochés comme des fous, l’un à son humanisme, l’autre à son ressentiment. Ça les tient debout. Salines raconte que s’il fallait retenir une qualité de sa fille, ce serait celle-ci : « Elle était toujours en mouvement. » Comme lui, qui s’est jeté dans l’action. « J’avance, j’aime avancer », lance en écho Jardin. C’est la première phrase de son livre Pas devant les caméras ! Tout se passe comme s’ils étaient tous les deux condamnés à ne jamais rester en place. Aller le plus loin possible, chacun dans sa logique. Agir au mieux ou au pire. Pour se convaincre que la mort de leurs filles peut avoir un sens, servir à quelque chose. Pour ne pas s’écrouler.